Pour la première fois, le Congrès mondial s’est penché sur la contribution potentielle des entreprises en faveur de l’abolition, lors d’une séance publique organisée au Parlement européen.
Les entreprises peuvent avoir à gérer des questions d’ordre public, notamment en rapport avec les droits de l’homme, dans deux contextes : volontairement, de par leurs convictions ou leurs valeurs de solidarité, de la même manière que les individus peuvent choisir de militer pour les droits de l’homme ou pour certaines réformes ; ou bien parce que c’est leur devoir, lorsque leurs activités les impliquent dedans ou les associent à une conduite contestable, voire illégale, ou à des violations des droits, ce qui oblige ces entreprises à modifier leurs politiques ou leurs comportements.
Les deux contextes ont été abordés lors de cette séance. Les intervenants ont reconnu qu’il était crucial de distinguer ces deux cas de figure car, si les entreprises peuvent choisir de soutenir l’abolition ou de condamner la peine de mort pour des raisons morales ou afin d’améliorer leur réputation, elles ne sont absolument pas obligées de le faire, sauf en cas de lien opérationnel entre leurs activités et une violation du droit international humanitaire, des lois internationales en matière de droits de l’homme ou encore des lois nationales. En effet, les entreprises sont tenues d’éviter de participer à des activités contraires aux droits de l’homme et doivent veiller à ce que leurs activités et leurs échanges commerciaux ne les rendent pas responsables, ni complices de violations des droits humains.
Cette distinction est cruciale dans les échanges avec les entreprises sur la question de l’abolition. Les défenseurs de cette cause doivent adopter des arguments clairs. Ils peuvent encourager les entreprises à soutenir volontairement l’abolition, pour des raisons morales et éthiques (voir l’entretien avec Carleen Pickard page 42). Ils peuvent mettre en avant l’intérêt personnel des entreprises et leur montrer en quoi il serait avantageux de cesser d’investir dans des pays pratiquant la peine de mort (voir la citation de Richard Branson ci-dessous). Dans un nombre plus restreint de cas, ils peuvent avancer qu’il est du devoir des entreprises de modifier leurs pratiques ou relations commerciales, car elles se rendent complices d’activités cruelles ou illégales, ou d’activités contraires aux droits de l’homme.

L’action volontaire

Pour les entreprises, il existe de nombreuses façons de soutenir l’abolition. Ainsi, trois intervenants ont décrit la contribution des entreprises aux États-Unis, en France et en Tunisie. En 2017, le fabricant de savons Lush a mené une campagne intitulée « Death≠Justice » (« La mort n’est pas la justice ») en partenariat avec la National Coalition to Abolish the Death Penalty et l’Innocence Project. Cette entreprise s’est lancée dans cette démarche parce qu’elle a, depuis longtemps, l’habitude de mettre en lumière des causes, mais aussi parce que le moment était opportun : les condamnations à mort et les exécutions étaient en baisse aux États-Unis, tandis que l’abolition était de plus en plus soutenue. La campagne appelait explicitement à l’abolition, tout en transmettant quatre grands messages : la peine de mort est injuste ; elle ne résout pas la cause première des crimes ; elle n’améliore pas la sécurité du public ; et elle est discriminatoire. À l’appui de cette campagne, Lush a produit une vidéo (Exonerated, « Innocenté »), tout en diffusant des informations sur ses pages Internet et en commercialisant une bombe de bain en faveur de l’abolition. Aujourd’hui encore, Lush maintient son soutien à l’abolition et aux groupes qui militent pour cette cause.
De son côté, Tout Terrain est une petite entreprise française qui fournit du matériel événementiel. A la suite de l’engagement personnel de son directeur, Tout Terrain a contacté ECPM et fournit désormais régulièrement des pancartes et autres services lors des événements et activités en lien avec l’abolition. Enfin, la directrice de Zino Mar fait partie des membres fondateurs de l’Observatoire marocain des prisons. Prenant conscience que, seule, son impact était limité, elle a commencé à mettre à profit les ressources de son entreprise pour imprimer des documents destinés aux organisations abolitionnistes et résoudre les problèmes de logistique. Certains clients de Zino Mar sont favorables à l’abolition tandis que d’autres y sont hostiles et considèrent qu’il s’agit d’une idée importée de l’Occident. Néanmoins, aucun client n’a refusé de travailler avec Zino Mar en raison de sa position sur la peine de mort.

L’intérêt des entreprises

Comme l’a souligné Richard Branson, les investisseurs ont des raisons d’éviter les pays qui pratiquent la peine capitale, même lorsque les équipes dirigeantes n’y voient aucun inconvénient moral, ni éthique. Parce que la peine de mort est injuste et ne résout pas la cause des crimes, n’améliore pas la sécurité du public et s’avère discriminatoire, les pays qui continuent de la pratiquer sont souvent peu respectueux de la loi, ont des systèmes judiciaire et social moins équitables et des niveaux d’insécurité plus élevés. Voici des raisons logiques de ne pas investir dans ces pays ou de mettre un terme aux investissements en cours.

Richard Branson
Les entreprises devraient éviter les pays pratiquant encore la peine de mort

« Je considère que la peine de mort est une pratique barbare et inhumaine qui n’a pas sa place dans la société moderne. C’est une peine profondément immorale et faillible [qui] ne rend en aucun cas justice et n’est pas dissuasive. Je constate avec plaisir que de plus en plus d’entreprises s’ouvrent à la nécessité d’aborder ce sujet et je félicite les entreprises, comme Lush, qui se positionnent à la tête du combat contre la peine de mort. Mon opposition à la peine de mort est profondément morale, mais je vois d’autres raisons pour lesquelles le monde des affaires devrait se mobiliser. En tant qu’entrepreneur et investisseur, je vois dans la peine de mort un indicateur fort de l’état de la gouvernance, de la justice et de l’État de droit dans un pays. La peine de mort nous en dit aussi long sur les erreurs de priorités et de responsabilités fiscales. Si l’argument moral devrait suffire contre la peine de mort, ces autres motifs sont de bonnes raisons pour les dirigeants d’entreprises de défendre l’abolition universelle. »

Le devoir des entreprises de respecter les droits de l’homme et la loi

Sune Skadegård Thorsen a fait une présentation détaillée du cadre politique international qui réglemente les obligations des entreprises privées en matière de droits de l’homme. Il a souligné qu’un consensus international n’ayant été atteint que très récemment, l’impact de ces nouvelles normes sur la conduite des petites et moyennes entreprises reste pour le moment très limité.
En effet, c’est en 2008 que les États, les entreprises et la société civile sont parvenus à un accord sur les responsabilités des entreprises privées en matière de droits de l’homme. À l’époque, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a adopté à l’unanimité les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, rédigés par le professeur John Ruggie après avoir mené attentivement des consultations pendant plusieurs années. Ces principes directeurs consistent à « protéger, respecter et résoudre ».
En résumé, ce sont les États qui sont principalement chargés de veiller au respect des droits de l’homme, mais les entreprises sont elles aussi tenues de faire en sorte que leurs opérations et activités ne soient pas contraires à ces droits, et que leurs relations ne les impliquent pas indirectement dans des violations des droits de l’homme. Par ailleurs, quand violation il y a, les entreprises doivent corriger la situation. Pour respecter ces obligations, les entreprises doivent mettre en place un système de gestion des risques surveillant les violations des droits, afin de détecter les éventuels non-respects des droits, tout en réduisant et prévenant leur récurrence. Les entreprises doivent également évaluer continuellement l’impact de leurs opérations et activités sur les droits de l’homme et doivent, de leur propre initiative, prendre des mesures adaptées pour anticiper et éviter les violations probables dont leurs échanges pourraient être directement et indirectement responsables. Enfin, les entreprises sont tenues de mettre en place des mécanismes de plainte et d’indemnisation efficaces et transparents face aux violations dans lesquelles elles jouent un certain rôle, que ces violations soient rapportées ou avérées.
Fondé sur des principes de responsabilité en matière de droits de l’homme, ce cadre en appelle également à l’intérêt des entreprises, puisque celles qui n’agissent pas suffisamment en ce sens et bafouent les droits de l’homme risquent de voir leur réputation entachée, en plus de devoir assumer des coûts écrasants. À mesure que ces nouvelles règles seront adoptées, les entreprises tout comme les investisseurs choisiront probablement de travailler de plus en plus avec des pays respectant les droits de l’homme. S’il est vrai que peu d’entreprises sont directement concernées par la peine de mort et les exécutions dans leurs opérations, lorsque leurs activités ont un lien avec la peine capitale, elles sont tenues de faire preuve d’initiative et doivent montrer en quoi elles préviennent ou réduisent les éventuelles violations des droits associées à leurs opérations ou relations.
Comme précédemment souligné, ce cadre réglementant la responsabilité des entreprises en matière de droits de l’homme est nouveau : il commence seulement à être mis en œuvre et la plupart des entreprises n’en ont pas encore connaissance. Son impact devrait prendre corps à l’avenir. M. Thorsen a encouragé les participants et tous ceux qui militent pour l’abolition à suivre les travaux des organes de l’ONU chargés de surveiller les entreprises en lien avec les droits de l’homme. Il les a également incités à participer aux consultations qui ont lieu à ce sujet, chaque année à Genève. Aussi lents que puissent sembler les progrès réalisés, de bonnes pratiques apparaissent progressivement, particulièrement dans l’égalité hommes-femmes. Néanmoins, la peine de mort deviendra probablement une cause à défendre uniquement dans le contexte des relations des entreprises avec leurs clients, en matière d’image de marque ; elle n’interviendra probablement pas dans les relations entre les entreprises.
M. Thorsen a rappelé que, selon toute vraisemblance, peu d’entreprises seront directement touchées par les normes en matière de droits de l’homme, puisque relativement peu d’entreprises participent directement à des exécutions ou aux activités qui y sont liées. Cela étant dit, certaines vendent du matériel qui est concerné par ces normes et, plus encore, peuvent être impliquées en fournissant des services aux prisons et aux systèmes judiciaires des pays appliquant la peine de mort.
Le député européen Antonio Panzeri a salué la décision de l’UE d’interdire l’utilisation de produits pharmaceutiques provenant d’Europe dans les exécutions, à la suite de quoi les laboratoires pharmaceutiques ont choisi de ne plus vendre certaines substances aux autorités carcérales américaines. Le commissaire européen au Commerce, Cecilia Malmström, a souligné les efforts faits par les États pour mettre fin à la torture et à la peine de mort ; elle a cité notamment, l’Alliance for Torture Free Trade (Alliance pour un commerce sans torture), lancée conjointement par l’UE, l’Argentine et la Mongolie, et regroupant désormais plus de 60 pays. Elle a ainsi expliqué que des plans sont en cours d’élaboration pour réglementer le commerce d’articles pouvant être utilisés pour la torture ou la peine de mort.

« Le secteur privé doit impérativement être inclus dans le combat pour l’abolition. En effet, les entreprises se rendent souvent complices de violations des droits de l’homme, ce pour quoi il est important qu’elles rendent des comptes. D’un autre côté, les entreprises sont également ingénieuses, douées pour trouver des solutions et composées de personnes persuasives. À cet égard, elles peuvent nous aider à faire progresser le respect des droits de l’homme. »
Anthony Panzeri
Président de la sous-commission DROI au sein du Parlement européen

Pour aller plus loin

Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme.