Entretien • Alice Mogwe
Qu’avez-vous appris de votre travail sur la peine de mort et que vous souhaiteriez partager plus particulièrement avec d’autres régions d’Afrique ?
On considère souvent que la peine capitale est une idée imposée par le monde occidental. C’est d’ailleurs un argument utilisé par ceux qui soutiennent la peine de mort et ne veulent pas la voir abolie. Comme je l’ai compris grâce à mon expérience au sein de la Commission africaine, pour que l’Afrique s’engage d’une manière constructive et efficace, il faut trouver une accroche. Cette accroche, c’est ce qui nous relie à notre réalité contextuelle, autrement dit aux cultures de notre continent. Comme vous le savez, il existe en Afrique la valeur ubuntu ou butu, qui désigne en grande partie les relations entre l’individu et sa communauté ou sa société. L’ubuntu repose sur le concept de dignité, qui est au cœur de la manière dont les Africains perçoivent les droits de l’homme. C’est pourquoi le groupe de travail de la Commission africaine, en interprétant l’article de la Charte africaine qui traite du droit à la vie, s’est concentré sur le droit à une vie digne. Le groupe de travail a utilisé cette approche pour commencer à aborder la question de l’abolition de la peine de mort dans le contexte africain.
En résumé, j’ai pris conscience de l’importance du contexte en termes de traitement des questions relatives aux droits de l’homme en général mais particulièrement en ce qui concerne la peine de mort.
Cette mise en contexte est-elle effectuée, ou y a-t-il encore des efforts à produire en ce sens ?
Quand on parle du continent africain, on se réfère souvent à des statistiques. On dit que tant de pays ont aboli la peine de mort, que tant de pays ont décrété un moratoire. Or, quand on examine les régions où sont concentrés la majorité de ces pays, il s’agit de zones anciennement colonisées par la France, non par la Grande-Bretagne. Je me suis souvent demandé pourquoi.
Nous avons tendance à considérer que tous les problèmes découlent de la colonisation ; pourtant, nous savons que d’un point de vue historique, même avant la période coloniale, il existait des exemples de peine de mort, même si elle n’était pas appliquée à grande échelle, mais dans des circonstances relativement restreintes. De plus, la peine de mort était une forme de punition parmi tant d’autres, comme l’exil ou l’indemnisation. S’il semble y avoir actuellement un mouvement, il convient de se demander dans quelle mesure ce mouvement est durable et dans quelle mesure le processus de décision est profondément ancré, afin de s’inscrire dans le long terme. Prenons les pays qui ont été colonisés par la France : […] ils utilisent le franc CFA, une monnaie commune contrôlée par la France. Il est donc permis de se demander dans quelle mesure la décision d’abolir la peine de mort prend ses racines dans le contexte africain traditionnel ou, au contraire, dans quelle mesure cette décision est influencée par la France.
Pour cela, il est essentiel de regarder au-delà des statistiques. […] Aujourd’hui, lors de la plénière, une personne a rappelé que nous devons veiller à ce que les avancées ne s’inversent pas. C’est une chose importante à garder à l’esprit et à surveiller.
Quand vous parlez d’intégrer les valeurs culturelles, pensez-vous aux droits de l’homme dans leur globalité ?
Tout à fait. La peine de mort n’est pas une exception. Il se trouve qu’ici, c’est sur ce sujet que nous nous concentrons. Quand les États modernes nous opposent une résistance, ils prétendent notamment que l’abolition est une démarche étrangère, car les militants n’ont pas encore étudié notre contexte historique, l’histoire qui nous est propre. Nous savons tous que le paganisme existait avant le christianisme et qu’un lien a été établi entre la déesse Éostre et la fête de Pâques dans la foi chrétienne. Or ce type d’association n’a pas été tenté quand les droits de l’homme ont été diffusés sur le continent africain. Aucun effort n’a été fait pour mettre en contexte notre compréhension des droits de l’homme. Il me semble que c’est l’un des problèmes que l’on retrouve dans la résistance aux droits de l’homme, par exemple quand les gens considèrent que les droits des homosexuels sont une notion étrangère ou que la peine de mort a été imposée par les colonisateurs. Alors, pourquoi vouloir y mettre fin maintenant ?
De ce point de vue, quel conseil donneriez-vous à la communauté internationale ? Que peut-elle changer dans son attitude afin d’aider le processus d’acculturation qui, selon vous, se réalise de lui-même ?
Je me suis demandé si je crois en l’universalité des droits de l’homme et j’en suis arrivée à conclure que je crois en l’universalité de la dignité humaine. De plus en plus, je vois les droits, la culture et la religion comme différentes formes ou différents outils qui ont été créés pour protéger cette dignité. Nous nous retrouvons en désaccord et en conflit à propos de ces outils, alors que nous croyons tous en la dignité humaine. D’ailleurs, quelqu’un en a parlé un peu plus tôt, pendant la séance d’ouverture.
Il me semble que nous devons tous impérativement prendre conscience que, sans le vouloir, une certaine vision du monde est imposée aux autres régions. Alors que je me trouvais dans le Parlement européen aujourd’hui, j’ai entendu l’expression « valeurs européennes » à plusieurs reprises. J’ai aussi entendu parler de ces valeurs européennes l’année dernière, pendant la conférence des défenseurs des droits de l’homme. Puis cette idée de valeurs européennes est revenue pendant le Forum des ONG à Bruxelles. On emploie toujours cette expression lorsqu’il s’agit des droits de l’homme. L’année dernière, j’ai demandé pourquoi. J’ai reçu une réponse plutôt franche : on m’a dit que les valeurs européennes sont internationales. C’était une affirmation. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que les militants des droits de l’homme dans les pays du Sud posent les mêmes questions que moi, car on ne semble pas nous laisser suffisamment d’espace pour reconnaître que différents chemins mènent à Rome. On nous dit que, pour arriver à Rome, il n’y a qu’un seul chemin. Que si l’on se met à parler de différentes cultures, de valeurs asiatiques ou africaines, cela fait de nous des relativistes culturels. Comme vous le savez, pour les militants des droits de l’homme, il s’agit là de l’insulte suprême. Alors, on se tait.
Mais laissez-moi vous poser une question : les États africains sont-ils sincères quand ils ratifient les normes internationales ? Après tout, nous avons tous fêté les soixante-dix ans de la DUDH l’année dernière mais, quand elle a été adoptée en 1948, de nombreux pays qui l’ont ratifiée possédaient des colonies. Cette contradiction intrinsèque, sur les plans conceptuel, pratique, économique et politique, doit bien avoir une influence sur notre manière de considérer ces instruments internationaux. C’est un sujet que l’on ne peut jamais soulever, car cela fait automatiquement de nous des relativistes culturels. « Est-ce que vous ne croyez pas aux droits de l’homme ? » On passe souvent facilement des valeurs européennes aux droits de l’homme et à leur universalité. Ne vous méprenez pas : je crois en tout ce que représentent les droits de l’homme.
Ce que je dis, c’est que nous sommes arrivés à une période de notre histoire où le sens et la reconnaissance de la différence sont contestés. La différence nous fait peur. Or cela ne pose aucun problème d’être différent, du moment que l’on n’impose pas de discrimination et que l’on ne nie pas la dignité d’autrui. La différence ne doit pas nous effrayer. On nous incite à croire que nous sommes tous identiques, mais que certains le sont plus que d’autres. Cela fait partie des difficultés.
Vous avez créé diverses ONG. En ce qui concerne l’avenir, quelles sont vos priorités pour que ce travail soit légitime, durable et bien ancré ?
Pour commencer, ce n’est pas quand j’ai lu la DUDH, rédigée en 1948, que j’ai compris le concept de droits de l’homme. En réalité, j’ai commencé à les comprendre en grandissant dans une partie du monde où l’apartheid existait, en entendant des récits, en lisant les journaux, en écoutant des proches et en voyant des réfugiés. Je savais que l’apartheid n’avait pas lieu d’être, mais pas parce que je possédais une solide culture des droits de l’homme et de la DUDH. Ensuite, les instruments internationaux ne regroupent pas nécessairement tous les droits (appelons-les comme ça) auxquels je crois. Pour ce qui est de l’ubuntu, par exemple, ne pas me répondre quand je vous salue est une énorme insulte, mais je ne peux pas vous poursuivre en justice pour cet affront. Ce n’est pas justiciable, donc cela n’existe pas. Voilà en partie ce qui pose problème quand on transcrit la dignité sous forme de droit. Il n’existe pas d’autre manière culturelle de se mettre d’accord. Est-ce que nous parlons de [quelque chose de justiciable] quand nous évoquons la dignité ?
[…] Il faut donc voir le lien entre les plans mondial et local ou national, ou encore régional, d’une manière qui nous permette de tendre à ce que chacun puisse mener sa vie avec dignité. Nous savons que cela implique d’avoir un travail, un toit sur la tête, des soins, etc. Je pense qu’à l’avenir, ces considérations occuperont une place importante.
Notre organisation est petite. Je me rappelle les premières années, quand je participais au mouvement féministe, une phrase revenait : « Le privé est politique. » Il est impossible de se dissocier des objectifs plus larges. D’un point de vue culturel, on ne dissocie pas l’individu de la société et de la communauté. […]
En partant de sa propre communauté, [il faut trouver une manière de s’impliquer] en s’appuyant sur ce que nous partageons avec les autres, avec la société civile et avec les gouvernements… Construire à partir de ce que nous partageons, plutôt que se concentrer sur ce qui nous sépare : voilà comment avancer, selon moi. Cette approche nourrit une relation moins conflictuelle avec l’État, autre caractéristique des droits de l’homme. L’idée de toujours tout remettre en question et de remporter des batailles n’est pas toujours très constructive. Il y a un temps pour les combats, mais n’oublions pas de chercher aussi le temps du dialogue.