Entretien • Carleen Pickard
Quels conseils donneriez-vous à une entreprise qui envisagerait de se mobiliser pour l’abolition ?
Lush a mis du temps avant de décider de se positionner clairement en faveur de l’abolition. Pour commencer, il me semble primordial de comprendre le problème dans les moindres détails. Pour cela, il existe des organisations et des spécialistes formidables qui nous ont aidés avec enthousiasme à en arriver à un stade où nous étions à l’aise avec l’idée d’affirmer notre position abolitionniste. Donc les recherches en interne sont incontournables.
Ensuite, nous avons longuement parlé de l’expérience de nos clients aux États-Unis : en entrant dans nos boutiques, que ressentiraient les clients qui étaient concernés de près ou de loin par la peine de mort ? Chez Lush, nous souhaitions avant tout servir le mouvement, nous voulions donc être sûrs d’apporter notre contribution.
En ce qui concerne le message transmis, il me semble que le pire à faire serait de s’impliquer et de se tromper. C’est une erreur que l’on peut éviter puisque, à force d’y travailler depuis des dizaines d’années, beaucoup de personnes et d’organisations ont compris quel message transmettre. Alors, ne pensez pas qu’il faille inventer quelque chose de nouveau !
En ce qui nous concerne, j’estime que notre entreprise est plus solide après avoir mené cette campagne et que nous nous impliquons désormais davantage dans des causes qui touchent les gens. Un nombre incroyable de clients sont venus nous parler de leurs expériences quant à ce sujet, tout comme plusieurs membres de nos équipes, d’ailleurs. Finalement, les questions les plus difficiles qui se sont posées à nous lors de cette démarche nous ont rendus plus forts.
Donc, si je devais m’adresser à une autre entreprise, je dirais que cette expérience sera positive si les collaborateurs se soucient de leurs collègues et de la place qu’occupe l’entreprise dans notre monde. La même question revient en permanence : « Est-ce que ce n’est pas risqué ? » Ou : « Est-ce que cela ne va pas créer une controverse ? » Chez Lush, nous avons fini par adopter un message très pragmatique et sensé. Là aussi, les abolitionnistes savent depuis longtemps que la peine de mort n’augmente pas la sécurité, ne résout pas les causes premières du crime et n’est pas appliquée équitablement aux États-Unis. Nous avons eu le courage de prendre position, mais nous nous sommes également sentis tenus de comprendre les faits et de nous détacher de l’état d’esprit qui consiste à dire : « C’est comme ça là-bas et ça ne nous concerne pas directement. » Personnellement, je considère que l’on se rend complices quand on reste les bras croisés. Ce fut donc un honneur de veiller à faire passer le bon message et de toucher les gens, voire de les faire changer d’avis.
On peut demander si ce n’est pas étrange qu’un fabricant de savons prenne position contre la peine de mort. J’espère que les gens se disent : « Eh bien, si un fabricant de savons pense qu’il est important de réfléchir à la peine de mort, peut-être que nous devrions tous en faire de même. »
Quels sont les avantages et les risques d’une campagne à durée indéterminée ?
Nous avons affirmé qu’en tant qu’entreprise, nous militions pour l’abolition. Nous n’avons pas créé une campagne disant : « Voici matière à réflexion. À vous de vous faire votre propre opinion. » Nous avions déjà procédé comme ça, lors de campagnes précédentes. Nous avons mené une campagne concernant la chasse aux grizzlys, par exemple. Parce que nous sommes contre les tests sur les animaux, même si nous disions : « Voici pourquoi il faut tuer les ours et voici pourquoi il ne faut pas le faire », chacun savait dans quel camp on se plaçait. Avec l’abolition de la peine de mort, au contraire, il nous a semblé important d’afficher notre position très clairement. Nous nous sommes mobilisés pendant dix jours en 2017, puis nous avons continué de nous présenter dans différents lieux et de financer des organisations sur le long terme. En tant que marque, nous n’avons jamais envisagé de nous arrêter là et de nous dire ultérieurement que cette mobilisation appartenait au passé. […] C’est grisant de faire partie d’un mouvement plein de compassion, d’amour et d’émotion et qui compte réellement.
Quels conseils donneriez-vous à une organisation militante qui souhaiterait convaincre une entreprise de soutenir l’abolition ?
Déjà, où vous trouvez-vous ? Pour notre part, nous sommes à la fois présents au Canada et aux États-Unis, mais nous n’avons pas déployé de campagne au Canada car, si nous avions choisi de le faire, qu’aurions-nous dit aux Canadiens ? La première chose qui venait à l’esprit, c’était d’encourager les Canadiens à parler aux Américains mais, étant donné l’environnement politique hostile en 2017, cela ne nous aurait pas semblé productif. […]
Les échanges qui ont lieu en Europe sont intéressants. En Europe, il est beaucoup plus fréquent de parler aux entreprises des normes adoptées par l’ONU. La possibilité de s’appuyer sur ces outils pour donner des pistes de réflexion aux entreprises, cela offre une stratégie différente qui peut être très bien menée. Aux États-Unis, une nouvelle organisation baptisée Responsible Business Initiative on the Death Penalty (Initiative des entreprises responsables sur la peine de mort) a été créée spécialement pour aider les individus et les entreprises à se demander comment rejoindre le mouvement abolitionniste. Le site de cette organisation propose une boîte à outils clé en main, mais vous avez également la possibilité d’adapter votre mobilisation selon votre fonctionnement. Je suggérerais aux défenseurs de cette cause de jeter un œil à ces outils.
Faites preuve de stratégie. Admettez qu’un océan nous sépare. Aux militants européens qui ont l’ambition de cibler telle ou telle entreprise américaine, réfléchissez-y à deux fois. D’après la Responsible Business Initiative, il serait plus judicieux de s’adresser au gouverneur plutôt qu’à des entreprises. Le fonctionnement du système offre matière à réflexion…
Les types de militantismes et les types d’entreprises sont très divers et variés. Or, les militants n’ont pas tous conscience de la manière dont les entreprises fonctionnent. Quel conseil leur donneriez-vous, en quelques mots ? Quel langage doivent-ils adopter ? Que doivent-ils savoir à propos des entreprises ?
Je ne suis pas sûre que ces questions appellent une seule réponse. Beaucoup d’entreprises sont motivées par les bénéfices financiers, mais je ne suis pas certaine que ce soit le premier angle d’approche à adopter. On me demande souvent quel risque cette campagne représentait pour nous, mais cela n’a pas été notre principale considération. Attention, cela ne nous est pas égal de faire fuir les clients et de ne plus recevoir personne dans nos boutiques, mais on se dit qu’on a là une occasion exceptionnelle d’informer le public sur un sujet qu’il n’aborderait pas autrement. S’il est donc utile de réfléchir longuement au risque associé à votre engagement, sachez que ce ne sera pas nécessairement une considération centrale. Les membres de l’entreprise seront toujours les mieux placés pour le savoir. Il est possible de réellement changer les choses en ayant le bon échange avec les gens. Nous avons choisi nos arguments après avoir mené des recherches complètes et après avoir parlé à des anciens condamnés qui ont été innocentés. Il est donc important de commencer par ce qui est difficile. Je comprends que les militants souhaitent agir et avancer mais, souvent, ce sont des choses auxquelles les gens n’ont pas réfléchi. Par exemple, je savais que la peine de mort existait, mais je n’avais pas réfléchi à la manière de m’impliquer, ni au fait qu’avoir conscience de ce problème était un bon début.
Dans la pratique, il y a des différences importantes entre les entreprises qui ont un lien avec la peine capitale et les autres. Êtes-vous en train de dire que le fait de frapper un grand coup n’est peut-être pas efficace pour les entreprises sans lien avec la peine de mort, à moins qu’elles ne soient déjà curieuses et prêtes à s’engager ?
Du point de vue de la mobilisation, c’est là la différence entre empêcher que du mal ne soit fait, s’adresser aux entreprises qui sont complices, et informer et sensibiliser. […] Aux États-Unis, beaucoup de progrès sont encore possibles via la société civile et les procédures politiques. Nous avons voulu montrer aux gens la position de chaque État vis-à-vis de l’abolition et leur rappeler que leur vote compte. « Votre gouverneur est-il favorable à l’abolition ou non ? » Il est important d’élire les bonnes personnes, des personnes qui ne correspondent peut-être pas exactement à vos opinions politiques, mais qui ont eu des échanges, ont reçu des anciens condamnés, ont vu que le système judiciaire ne fonctionne pas et ont pour lui une autre vision, susceptible d’agir autrement qu’en exécutant les gens.